Dominic Desroches - PhD, Montréal, Québec. Auteur de plusieurs articles sur Peter Sloterdijk et le temps politique. Membre du nouveau Centre de recherche sur l’éthique publique et la gouvernance (Saint-Paul University, Ottawa, Canada).
Dans un article publié dans un collectif, le philosophe allemand Peter Sloterdijk examinait les conditions ayant mené à la démocratie[1]. Selon lui, ce régime politique doit être compris comme une invention atmosphérique qui est d’origine spatiale et médiatique. Il repose sur la capacité de créer des « salles d’attente » (waitings rooms). Voyons ici pourquoi.
La communauté démocratique repose, en effet, sur des prémisses atmosphériques. Aux yeux de Sloterdijk, la démocratie a partie liée avec le développement de l’architecture. Afin d’illustrer sa thèse, il a recours à la métaphore du Palais de cristal[2] pour rappeler la première construction climatique. Les plantes, ajoute-t-il, appartiennent aussi à l’ambiance des constructions humaines. Les hommes appartiennent à l’« environnement », de même la maison écologique aurait peut-être des précurseurs chez les penseurs de la polis grecque, notamment Aristote, et les dessinateur des villes grecques. Comment expliquer cela ?
Le concept de polis (cité) veut que l’on partage, dans un monde « artificiel », c’est-à-dire construit par des hommes, les mêmes parois, les mêmes murs. La polis est une maison écologique au sens psychopolitique : vivre ensemble pour les Grecs, c’était expérimenter une nouvelle manière de concevoir le pouvoir et les lois à l’intérieur d’un espace limité. Les hommes ne sont pas des « citoyens » par nature puisqu’ils doivent se fabriquer le climat nécessaire pour le devenir. Ils doivent construire un espace permettant d’accepter autrui dans la proximité. Le développement de la démocratie impliquait donc une urbanisation spécifique car pour réaliser son idéal, les philosophes devaient réfléchir à la politique en terme d’ambiance, c’est-à-dire aux « conditions psychopolitiques de l’intégration sociale »[3].
L’originalité de Sloterdijk est entre autres de souligner que, au niveau des conditions pré-politiques, on trouvait déjà l’idée d’espace public. Cet espace public n’est pas seulement la réunion de personnes, mais aussi la construction de l’enceinte permettant la rencontre d’autrui dans la proximité, comme dans le cas de l’agora. Déjà, l’installation devait favoriser la vue des participants afin de créer une sorte d’immersion citoyenne. Il fallait sortir de soi pour imaginer la volonté de tous. L’une des prémisses atmosphériques de la démocratie est cette rencontre – l’installation favorisant une expérience nouvelle et intégrative – entre ceux qui voient et ceux qui participent, entre ceux qui parlent et ceux qui doivent, dans l’attente, écouter. Il y a pour la première fois l’acteur et le spectateur dans la même personne.
Or, l’enceinte devait aussi impliquer une acoustique particulière. Elle devait favoriser le discours public, c’est-à-dire le transport du son afin de permettre la discussion. Art de la parole, la démocratie exige d’elle-même une ambiance et une acoustique rigoureuse. Il n’est donc pas accidentel que la démocratie aille de pairs avec le développement de la rhétorique et de la philosophie, c’est-à-dire des savoirs de l’écrit. En effet, parler des choses, mais aussi les capter dans des concepts, voilà ce qu’exige la démocratie et rend possible ses enceintes. La polis devient, en ce sens, le réservoir symbolique des objets du futur débat démocratique.
Dans ce contexte atmosphérique, la démocratie n’apparaîtra que lorsque les citoyens seront enfin capables d’entendre des discours d’autrui et de se concentrer sur leur contenu. Elle exigeait des salles d’attente, c’est-à-dire des structures de temporalisation, pour parler comme N. Luhmann. Elle aura exigé des participant qu’ils apprennent à utiliser et gérer le temps, concrètement dans l’attribution des tours de parole et la limitation des longs discours des Athéniens. Ils auront aussi compris l’importance de la synchronicité, de la réciprocité, de la patience et du contrôle de soi (sophrosyne), lesquelles qualités requièrent une atmosphère spécifique. Le régime démocratique, on le voit, appelait de lui-même un entraînement car il a son propre « temps politique », qui est plus long et exigeant que ceux de la monarchie et de la tyrannie. Et si la psychologie grecque repose sur la fierté, le courage ou la force dans le thymós, la démocratie devait s’assurer déjà que la fierté n’allait pas se transposer immédiatement en actions et réactions. Ce régime exigeait des citoyens un certain contrôle de soi impossible sans un rapport nouveau au temps, à l’ambiance, voilà qui donnait une nouvelle extension au thymós.
Cette remarque traduit peut-être le caractère révolutionnaire de tout idéal démocratique. Car en régime démocratique, la visée d’égalité ne peut se réaliser que si les conditions atmosphériques le permettent. Contre une tyrannie dans laquelle le thymós est devenu fou, une tyrannie qui ne respecte plus les adversaires, ni le temps de la parole ni celui de la réflexion, la démocratie exige encore un rapport réflexif dans le temps. La démocratie est un art politique de l’atmosphérique, conclut Sloterdijk, puisque là où il n’a pas d’espace compensateur, la peur et la contrainte auront tendance à imposer leurs lois contre la liberté.
[1] Sloterdijk, P., « Atmospheric Politics », in Making Things Public – Atmospheres of Democracy (B. Latour and P. Weibel, Ed.). Cambridge, MIT Press, 2005, p. 944-951.
[2] Le Palais de cristal (Crystal Palace) est tout d’abord une construction. Il s’agit d’un bâtiment construit pour accueillir la Great Exhibition londonienne de 1851, à Hyde Park. L’édifice intégrait le fer et le verre. C’était une immense « serre » qui, construit en un temps record en raison de l’utilisation de structures préfabriquées, permettait de voir le ciel. En tant que métaphore, le Palais de cristal est pour Sloterdijk l’image de l’économie capitaliste européenne qui a conduit à la mondialisation. C’est enfin le titre d’une partie de Globen, le tome II de sa trilogie, qui sera publiée séparément en français.
[3] Sloterdijk, P. « Atmospheric Politics », p. 947.