Bienvenue sur le nouveau site du Réseau International Ambiances. Les contenus de l'ancien site étant en cours de migration, vous pouvez consulter nos archives sur archive.ambiances.net

Rachel Thomas, Sociologue, Chargée de recherche CNRS au laboratoire CRESSON (UMR 1563 / MCC ENSA de Grenoble). Chercheure invitée au Laboratorio Urbano, Faculdade de Arquitetura da Universidade Federal da Bahia (Brésil)

Rio de Janeiro, samedi 20 novembre 2010, 9H15. Nous sommes une petite dizaine de femmes et d’hommes à nous engouffrer joyeusement dans le minibus qui nous emmène au nord de la ville, dans le quartier de la Maré, pour les premières journées de préparation de Corpocidade2. Après un échange amical d’accolades, les discussions vont bon train. L’ambiance sonore du minibus est à la fois forte et chantante. Les éclats de rire fusent. Les sourires éclairent les visages et il n’est pas rare que les corps chaloupent pour échanger quelques boutades. Cette bonhomie, comme le confort et l’atmosphère climatisée du bus, participent d’une détente générale. Mais soudainement, à la faveur d’un changement de trajectoire de notre véhicule, cette ambiance quasi festive est rompue. Il est environ 9H30. Notre bus quitte l’avenue Brasilet s’engouffre au cœur de la Maré, favela d’environ 150000 personnes, construite sur un ancien terrain marécageux.Un sifflement, à peine perceptible, se fait entendre. Simultanément, notre chauffeur ralentit considérablement son allure. Nous roulons « au pas », à 20km/heure à peine, un silence et une tension écrasante remplaçant la frivolité de nos précédents échanges.À quelques mètres de nous, légèrement en retrait, un « petit soldat » contrôle les allées et venues à l’intérieur du « territoire ». Pas de gestes vindicatifs, ni de propos violents. Il est simplement là, bien visible, posté nonchalamment le long de la façade, une imposante arme glissée contre sa jambe. Il a à peine 15 ou 16 ans. Autour de lui, des scènes ordinaires de la vie de quartier se déroulent : des enfants jouent au milieu de quelques gravats, des hommes partagent une bière à la terrasse d’une buvette, trois adolescentes coquettes traversent la rue en direction de l’arrêt de bus tout proche… La scène dure à peine 5 minutes. Elle semble pourtant s’éterniser. À l’intérieur du bus, la dynamique est brisée. À l’embarquement succède la suspension. Les visages se sont figés, les mains se sont crispées, les corps se sont raidis au fond des sièges dans un mouvement collectif de retrait, de repli sur soi et de désynchronisation. D’un état d’enveloppement, traduisant cette sensation partagée de détente et de proximité, nous passons tous à un état de tension et d’hypnose. La violence implicite d’une seule présence a créé les conditions d’une anxiété et d’une fascination paralysantes.

Quelques minutes plus tard, lorsque nous sortirons du véhicule, deux de mes collègues m’expliqueront que le chauffeur s’est « simplement » trompé d’entrée. Et qu’ici, au cœur de la favela, le partage du territoire se fait au prix d’un contrôle quotidien des entrées et sorties, et d’une négociation permanente des accès au territoire de l’autre…

L’exemple est certes fort. Il illustre pourtant les questionnements que nous portons depuis deux ans sur le thème de l’apaisement des mobilités piétonnes au XXIe siècle3. Si les problématiques environnementales médiatisent largement la réflexion sur la réorganisation des mobilités urbaines dans nos sociétés occidentales, c’est bien le retour d’énoncés hygiénistes et sécuritaires qui, dans les sociétés émergentes comme le Brésil, animent les débats sur la nécessaire « pacification » de la rue (et des favelas). Dans un cas comme dans l’autre, les dispositifs mis en place dessinent de nouveaux jeux d’ambiance dont on connaît depuis les travaux de Simmel (1903), Kracauer (1926) ou Benjamin (1936) les incidences sur les sensibilités et les sociabilités d’une époque. Plutôt que d’appréhender les « pathologies de l’urbain », c’est aux variations de l’expérience ordinaire, à leur plasticité et à la manière dont elles s’incarnent dans le quotidien du piéton, que nous prêtons attention. Autant de questions sociétales dont la problématique des ambiances peut s’emparer.

1. Cet édito reprend les éléments d’une recherche collaborative menées entre la France, le Brésil et le Canada sur le thème de « l’aseptisation des ambiances piétonnes » et financée dans le cadre du programme PIRVE du CNRS – MEEDDM : Thomas, Rachel (sous la dir. de), Balez Suzel, Bérubé Gabriel, Bonnet Aurore (2010). L’aseptisation de la ville piétonne au XXIe siècle. Entre passivité et plasticité des corps en marche. PIRVE CNRS MEEDDM, Rapport de recherche Cresson n°78, décembre.
2. Coordonné par Fabiana Dultra Britto (PPGDANCA/UFBA), Paola Berensetein-Jacques (PPGAU/UFBA) et Margareth da Silva Pereira (PROURB/UFRJ), Corpocidade est une manifestation qui, depuis 2008, réunit chercheurs, professeurs des universités, étudiants et artistes autour du thème de l’esthétique urbaine. Dans sa seconde édition, en novembre 2010, il s’agissait de s’interroger sur la question du confit et de la dissension dans l’espace public. Pour plus de détails, se reporter à : http://www.corpocidade.dan.ufba.br
3. Nous poursuivons actuellement ce questionnement à la faveur de la coordination d’une réponse à l’appel à projet de l’ANR « E.space et Territoire » sur le thème des « énigmes sensibles des mobilités urbaines contemporaines ».

Partager

Le réseau Ambiances est soutenu par